REAPER [nouvelle]

[Loplog]

REAPER


Le carreau traversa l’orbite vide du crâne qu’il transperça de part en part, perforant l’os et l’acier. La tête bascula en arrière. Pendant un bref instant, Ishaam songea que son tir, parfait, soit dit en passant, estourbirait l’affamé, même très brièvement, le temps que Trys’ se libère de son étreinte d’acier rouillé et de chair décatie. Si la tête avait bougé, les longs doigts osseux et décharnés du mort-vivant n’avaient, eux, pas moufeté d’un poil. Ils enserraient toujours le cou gracile de Trysteline, et commençaient même à pénétrer sa chair. Le sang perlait. À genoux, Trys suffoquait, sa bouche pulpeuse grande ouverte. Des entrelacs de vaisseaux rouges fissuraient le blanc de ses yeux jusqu’à l’iris. Ses poumons cherchaient désespérément à happer le moindre souffle d’air, si bien que sa lourde poitrine se contractait, toute en rondeur et en opulence, sous les minces filets de cuirs noirs qui lui servaient de tunique. Cela fit bander Ishaam.

« C’est franchement pas le moment », marmonna une voix agacée, qu’Ishaam seul pouvait entendre.

« C’est jamais le moment », répondit-il en encochant un nouveau carreau d’arbalète.

« Mais putain, à quoi tu joues ? Concentre-toi sur la situation, ou passe-moi la main. Et lâche-moi cette merde, ça sert à rien ! »

Rip avait raison. Ishaam se doutait que son prochain tir n’aurait pas plus de succès que le précédent. Il aurait aimé donner le change au dieu, lui balancer une réplique bien sentie, mais il fallait agir vite. Recharger lui ferait perdre quelques secondes, de ces précieuses secondes qu’un homme comme Ishaam an Ghazir préférait dédier à la préservation de sa très précieuse peau. Il lâcha son arbalète et dégaina Rip tout en prenant la mesure de la situation de ses compagnons.

Acculé par les morts, mu par une rage silencieuse, Khalid faisait tournoyer son grand cimeterre noir. L’Alweg moissonnait tout ce qui avait le malheur de se mettre en travers de sa route. C’était impressionnant, sanglant, épique et complètement désespéré. Varius et Batias, les jumeaux vohrs qu’Ishaam avait embobinés, gisaient tous deux dans une mare empoissée de pisse et de sang. Varius se faisait bouloter par les morts. Il hurlait, saignait, et gémissait, tressautant au rythme des bolées de ses propres chairs arrachées. Batias, lui, avait écopé d’un violent coup dans le gosier. Une lance venait de percer son gorgerin et ressortait, rouge maculée, par sa nuque. Batias empoignait la hampe des deux mains en vomissant des trombes d’écarlate. « Piqué au vif, le con », ricana Rip.

Ishaam ne prêtait déjà plus attention à l’ironie morbide de son dieu de métal et cherchait tant bien que mal à distinguer l’autre dieu et son Porteur parmi la horde des affamés. Mais c’était peine perdue. Les morts étaient nombreux, très nombreux. Trop nombreux. « Je crois qu’il est temps de décaniller, Rip », lança Ishaam avant de jeter un coup d’œil derrière lui. Un juron mourut dans sa gorge. Sayah, la guerrière esclave de Trysteline, avait battu en retraite jusqu’à l’entrée de la cave en ruine. Et « l’entrée » était un bien grand mot pour décrire une bien petite chose : un tunnel ocre et ensablé aux poutres brinquebalantes, de trois mètres de long, pas plus haut qu’un Thunk et plus étroit qu’une Chrysalide prépubère. Dans l’encadre de ce passage, l’immense bouclier de l’esclave gadhare se dressait en rempart contre quiconque voulait passer. « Faut qu’on décampe, Sayah ! », cria Ishaam avec toute la conviction dont il se savait capable. Il ne vit pas le sourire retors éclairer le visage couturé de cicatrices de Sayah, mais il entendit ses mots glacés : « T’aider après ce que tu m’as fait ? Sûrement pas. Je vais te regarder crever, Ishaam. Et je vais me régaler. »

« Tss, tss…, fit Rip. Ça tourne à l’aigre… Si tu ne l’avais pas violée, on n’en serait peut-être pas là.
- Attends, fit Ishaam, un carreau dans l’œil, et s’est réglé.
- Non, crétin. Continue de perdre du temps, et tu finiras par servir de bectance aux croquemorts, là derrière. Et je vais te dire un truc : je poireauterais pas dix ans sous le sable à cause des turpitudes de ton insignifiante petite queue. T’as pigé ? Alors décide-toi, et décide-toi maintenant.
- Comme tu voudras. Mets-moi du gros, du lourd, un truc bien oppressant.
- T’as la folie des grandeurs, petit ? Bah…

Sayah hasarda un coup d’œil incrédule en direction d’Ishaam, qui pour le coup, s’était exprimé à voix haute. Elle réprima un frisson en voyant le poignard en os du Bathra s’animer. Il se déformait, se contorsionnait comme un être en naissance. L’os semblait fondre et couler sur lui-même, des ergots saillaient à la surface de la lame et se rétractaient, tandis que le métal poussait, poussait, poussait… Jusqu’à devenir une hache en forme de demi-lune au tranchant hérissé, un monstre de métal aux cannelures ciselées.

« Vroom, vroom !! , s’exclama Rip
- Quoi ?
- Rien, t’occupes. Bon, tu la gères ?»

Ishaam prit un mètre d’élan. Il n’avait pas l’habitude d’utiliser le machin dentelé tout droit sorti de l’imagination débridée de Rip et préférait les fines épées Bathras. N’empêche… Les stries s’activèrent au moment où la lame percuta le sommet du scutum. L’impact et le gémissement de l’acier sur l’acier se confondirent dans un hurlement métallique crissant d’étincelles. Derrière, Sayah hurlait, consciente que le prochain assaut signerait sa fin. Un rictus malsain se dessina sur les lèvres d’Ishaam. « Tu ne contrarieras plus jamais les dieux, Sayah… » De nouveau, il fit un pas de recul et arma le coup fatal. Venu de l’arrière, un arc de cercle meurtrier le coupa net dans son élan. Les yeux d’Ishaam brillèrent durant cet instant d’ultime étonnement qu’éprouve la victime d’une mort violente. Son esprit se voila, et celui de Rip perdit l’équilibre, comme si l’espace qui le retenait se dérobait. Et tandis que le dieu sombrait lentement dans le néant, la cave entière parut s’écrouler sous des torrents de sable.

Reaper ne reprit conscience qu’après quelques heures, dans un nouvel afflux de perceptions : le sable, le désert, le froid, un feu de camp, le visage de Sayah, le sommeil, la douleur.

« Je savais que tu t’en sortirais », ronronna-t-il dans l’esprit de son nouveau Porteur. Emmitouflée dans ses couvertures, Sayah dormait à poings fermés. « La vache ! Elle est en confiance dis-moi, c’est rare… Bon, t’es salement amoché, mais je vais t’arranger ça. Laisse-moi seulement quelques minutes. Et j’y pense, Khal : Merci de m’avoir débarrassé de ce toquard ». Alors que ses plaies se refermaient, les yeux rouges de l’Alweg Bathra s’appesantirent sur le poignard en os. Khalid restait étrangement silencieux, mais Rip, qui exultait comme un gosse, sentit toutes les questions affluer dans son esprit. Lui-même s’en posait : « Hé, t’aurais pas un parent Piorad, toi ? » Trop impatient pour attendre la réponse, Rip bondit de souvenir en souvenir, éprouva les mirages des sensations passées, prit la mesure de sa nouvelle existence. Le temps s’écoula comme le sable, il se contracta. Sayah, qui venait de s’éveiller, prit son tour de garde en ronchonnant sur son bras endolori. Rip sentit Khalid glisser à son tour dans les méandres d’un sommeil profond et bienfaiteur. Pleinement satisfait par son examen, le dieu émergea des rêves de son nouvel écrin. « J’ai le sentiment que nous allons accomplir de grandes choses, toi et moi. Un long chemin nous attend », murmura-t-il à Khalid, qui dormait déjà. Et le voyage commence demain.

[Jórdi]

très sympa.
je n'ai juste pas bien compris la référence à l'autre dieu qui serait dans le pétrin au milieu des morts.

[Erida]

[Loplog]

[Suruichibi]

Je trouve le ton très juste.
Joli coup

[Loplog]

Merci ! c'est sympa de prendre le temps de lire. je sais que les pavés des forums, c'est pas toujours motivant.

[orlanth]

Pareil que les autres, c'est bien écrit et parfaitement dans le ton
Je pensais au départ que Sayah aurait récupéré l'arme

[Loplog]

[Go@t]

Tu veux pas en faire un petit pdf ?

Go@t, qui préfère lire un pdf tranquillou sur tablette qu'un placard de texte sur forum.

[Loplog]

Salut Goat,

Désolé de répondre aussi tardivement. J'avoue ma complète incapacité à mettre en ligne un pdf. Je me penche là-dessus dès que j'ai un peu de temps.

[Go@t]

. Si tu veux un bout de net où coller le pdf ensuite, je peux le mettre (en précisant bien que c'est de toi, bien sûr.)

Go@t, qui va ouvrir une section Métal sur son site, d''ailleurs.

[Loplog]

Je l'ai converti. C'est juste que je suis une huître en création d'espace, de site, etc. N'hésite pas à m'envoyer ton adresse mail en MP, je t'enverrai le doc.

[Go@t]

[Loplog]

Merci, noble adepte de la tablette.